mardi 18 avril 2017

La Syrie, Rex Tillerson et le cortège d’absurdités occidentales

L’Occident songe à de nouvelles sanctions contre la Russie et le secrétaire d’Etat américain propose à Moscou de choisir entre Assad et Washington. Le gendarme américain est-il de retour ? 
L’expert militaire Philippe Migault examine la question.
Le secrétaire d’Etat américain Rex Tillerson
et le président Donald Trump
Un parfum de lâche soulagement. C’est ce qu’inspirent les déclarations des principaux responsables de l’Union européenne depuis la frappe conduite par les États-Unis vendredi dernier [le 7 avril] sur une base aérienne syrienne, en guise de rétorsion après l’attaque chimique de Khan Cheikhoun attribuée au régime de Damas.
Déconcertés par l’élection de Donald Trump en novembre 2016, alors qu’ils avaient tous misé sur Hillary Clinton, la plupart des chefs d’État de l’UE se comportaient depuis comme une section de jeunes conscrits brutalement privée de leur officier bienveillant et confiée à un – mauvais – clone de Clint Eastwood. Les déclarations de Donald Trump se félicitant du Brexit, sa critique de la politique migratoire d’Angela Merkel – et par extension automatique de l’UE – ses attaques contre l’OTAN ont suscité un pitoyable tollé de protestations affolées. Soudain le grand frère américain avait cessé d’être bienveillant. Soudain le guide de la «communauté internationale» soutenait des positions allant à l’encontre des prétendues «valeurs occidentales». Grande peur chez les bien-pensants. Confronté à l’Etat profond américain en rébellion ouverte contre lui et bloquant chacune de ses tentatives de réforme, le président américain est fort heureusement contraint au compromis en termes de politique intérieure comme de diplomatie. Exit Michael Flynn, jugé trop proche de la Russie. Retour vers la guerre froide tendance Obama et la traditionnelle morgue américaine. Rex Tillerson, le secrétaire d’Etat américain, qui doit rencontrer demain son homologue russe Sergueï Lavrov, a adressé aujourd’hui [11 avril] au Kremlin un avertissement d’une finesse toute texane : «Rejoignez la cause des Etats-Unis et de ses alliés sur le dossier syrien, ou soutenez l’Iran, le Hezbollah et le leader syrien Bachar al-Assad», a-t-il déclaré. En clair : «Choisis ton camp camarade.»
Ce n’est pas une frappe sur un aérodrome qui est de nature à inverser la tendance et à empêcher Damas et ses alliés de régler à long terme le sort d’Idleb ou de Deir-es-Zor
Bien entendu, tous les responsables européens sont aussitôt montés au créneau pour surenchérir. Le gendarme du monde brusquement ressuscité – comme l’ont titré la quasi-totalité des médias occidentaux – l’UE, rassérénée, peut de nouveau adopter la posture de puissance majeure qu’elle affectionne et bander des muscles dont elle ne sait, ni ne veut, se servir. Dans la foulée des Américains, chacun est prêt à présent à prendre de nouvelles sanctions vis-à-vis de la Russie. Contre certains hauts responsables militaires russes –ceux là-mêmes avec lesquels on souhaite soi-disant collaborer pour sauvegarder la paix – ou contre la Russie elle-même si nécessaire.
Lâche soulagement, oui.
Mais ce n’est pas cela le pire. Ce qui est dramatique, c’est de constater qu’une fois de plus il a suffi d’un drame – dont les responsables restent à identifier – pour que la diplomatie de la première puissance mondiale s’infléchisse. Politique de l’émotion une fois de plus. Avec, bien entendu, le même cortège d’absurdités.
Rex Tillerson connaît bien la Russie. Sa nomination a même été critiquée compte tenu de sa proximité supposée avec Vladimir Poutine. S’imagine-t-il une seule seconde qu’il peut arriver à Moscou comme dans un saloon en sommant Sergueï Lavrov et Vladimir Poutine de choisir leur camp ? En Russie, ce genre de rhétorique bolchévique n’impressionne plus personne…
Quant aux Européens, fébrilement rassemblés derrière leur leader, s’imaginent-ils réellement qu’ils pèseront une seule seconde dans les débats quand Américains et Russes décideront éventuellement de conclure un compromis ?
S’imaginent-ils qu’ils peuvent renouer, sans conséquences graves, avec la désastreuse politique d’alliance, qui a été la leur dans le dossier syrien depuis 2011, en s’associant à des Etats-voyous ? Oui, si l’on s’en réfère à la récente décision du ministre des affaires étrangères italien, Angelino Alfano. Ce dernier, qui reçoit cette semaine le G7, veut tenter de relancer un processus politique de sortie de crise en Syrie avec la Turquie, les Emirats Arabes Unis, le Qatar, l’Arabie saoudite et la Jordanie. Une kyrielle de dictatures islamistes qui – hormis la Jordanie – ont soutenu l’Etat islamique, Al Qaïda et les cellules terroristes opérant sur le sol européen. Rex Tillerson a martialement déclaré que son pays ferait en sorte que «quiconque» s’en prend à des innocents en paie le prix. On peut se demander si les Etats avec lesquels l’Italie entend collaborer dans le dossier syrien, partisans de la peine de mort par décapitation, de la lapidation ou de la flagellation des femmes en public, tous complices de crimes ou de discriminations contre les chrétiens, seront ou non sur la liste.
A défaut de rentrer en guerre, on ne voit pas comment un déblocage pourrait survenir autrement que par un dialogue avec Moscou, Téhéran et, qu’on le veuille ou non, Bachar
Enfin l’essentiel demeure : le rapport de forces sur le terrain syro-irakien.
Américains et Européens peuvent toujours taper du poing sur la table. Malgré les moyens engagés contre l’Etat islamique, le sort de Mossoul et de Raqqa n’est pas encore réglé et exigera de leur part un surcroît d’efforts. Peuvent-ils, dans ces conditions, prendre le risque militaire et diplomatique d’instaurer par exemple une zone d’exclusion aérienne au dessus de la Syrie ? Vraisemblablement pas.
Car pour l’heure les forces de Bachar el-Assad conservent l’initiative. Ce n’est pas une frappe sur un aérodrome qui est de nature à inverser la tendance et à empêcher Damas et ses alliés de régler à long terme le sort d’Idleb ou de Deir es Zor. Et on imagine mal Vladimir Poutine céder à une quelconque forme de pression et lâcher maintenant Assad, qu’il a soutenu depuis une demi-douzaine d’années dans des circonstances bien plus périlleuses.
A défaut de rentrer en guerre contre les troupes syriennes et leurs alliés russes, iraniens et libanais, on ne voit pas comment un déblocage pourrait survenir autrement que par un dialogue avec Moscou, Téhéran et, qu’on le veuille ou non, Bachar.
C’est du reste ce qui se profilait jusqu’à la tragédie de Khan Cheikhoun. Qui tombe décidément à point nommé pour les partisans de l’intransigeance.
Source : Philippe Migault, 12-04-2017